Anne Vanderdonckt
Parler avec des inconnus
Anne Vanderdonckt observe la société, ses évolutions, ses progrès, ses incohérences. Partage ses doutes, ses interrogations, ses enthousiasmes. Quand elle se moque, ce n’est jamais que d’elle-même.
On avait surnommé le pompiste de la station toute proche «Mario». C’était alors la grande époque du jeu star de Nintendo, Super Mario, plombier super-héros dont la fonction consistait à sauver des princesses en bravant des obstacles. Notre Mario, même format rondouillard, même moustache à la Hercule Poirot et même salopette bleue, lui, avait pour fonction de remplir notre réservoir et de vérifier nos pneus. Service enveloppé d’une logorrhée réjouissante mâtinée d’accent italien. Macché! , Mario, qu’il pleuve ou qu’il vente, c’était Monsieur Météo, le Moniteur de l’automobile et l’horloge parlante de la cherté de la vie à la fois.
Un pro de ces petits riens qui ne pèsent pas lourd, qui n’engagent à rien, sauf que vous vous sentez exister, que vous vous sentez intégré dans une communauté et que quand vous remettez le contact vous avez, sans vous en rendre compte, le sourire aux lèvres. Quel était le vrai prénom de Mario? Mystère. Un jour, il a été remplacé par une machine pas causante demandant votre code pin, le numéro de la pompe et le type d’essence souhaité. Enfin, quand elle fonctionne.
Ces échanges sans importance entre inconnus intéressent désormais la science. Et pas qu’un peu. En Turquie, par exemple, pas moins de quatre chercheurs ont été dépêchés dans les bus d’Ankara pour démontrer que les passagers qui avaient échangé ne fût-ce qu’un bonjour avec le chauffeur avaient atteint un niveau de bien-être supérieur à celui des pisse-vinaigre l’ayant confondu avec l’homme invisible.
Pourquoi est-on si heureux quand on salue son voisin?
Pourquoi est-on tellement heureux quand on échange quelques considérations avec une vendeuse sur un sac à main convoité, sur les épinards frais si délicieux en salade, sur les chantiers routiers qui n’en finissent pas? Quand on échange un simple bonjour et un sourire avec un passant, un «fait bon aujourd’hui» avec son voisin ou un «il est toujours en retard» dans la salle d’attente du dentiste? Pourquoi rapporte-t-on le soir à table ces échanges qui nous laissent le souvenir d’une joie fugace, d’une complicité furtive? Parce que ces conversations qui ne nous engagent pas émotionnellement, sont psychologiquement reposantes, apaisantes et contribuent à notre bien-être. C’est à ce titre qu’elles intéressent la science.
Dans nos contrées où les relations sociales sont entachées d’une méfiance instinctive, enseignée très tôt aux enfants, parler à des inconnus exige de sortir de sa zone de confort. De braver le risque d’une claque au moral quand l’autre dédaigne votre bonjour ou votre sourire. Le Covid avec toutes ses conséquences sociétales, comme le télétravail qui, quoi qu’on prétende, nous isole, ou l’envolée de l’online (shopping, banque, etc) qui supprime toute interaction humaine, ne nous aide pas à adopter une ouverture vers l’autre.
Autre continent, autres mœurs. Les Américains, eux, sont très forts dans l’art du «small talk», avec leurs «hello darling, nice to see you, you look gorgeous as always» et leurs sourires énormes qui vous accueillent comme si vous étiez Madonna alors que vous êtes juste venu acheter un hamburger. Un peu too much, ok, mais est-on jamais trop sympa?
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