© Photonews - Frank Bahnmuller

Quand la mémoire nous joue des tours...

Notre mémoire est moins fiable que nous l’imaginons. A l’occasion, il lui arrive même d’enregistrer des événements qui n’ont jamais existé alors que nous sommes persuadés du contraire. Et c’est normal...

Elle m’a appelée pour me dire qu’une une erreur s’était glissée dans notre article consacré au dramatique incendie de l’Innovation. Elle, c’est Monique Lenssens, 82 ans, la femme qui avait sauté du toit en flammes en tenant fermement son sac à main. Une image devenue iconique.  » Vous savez, je n’ai jamais perdu mon sac ou son contenu, contrairement à ce que laisse entendre le pompier dans l’article, raconte-elle. Il a suffi que cette photo paraisse un peu partout pour que cela suscite les rumeurs les plus folles autour de mon sac à main. Je tiens donc à donner ma version des choses, la bonne. Cinquante ans plus tard, je me souviens des événements de cette journée avec une extraordinaire précision.

 » Mais alors, comment se fait-il que notre témoin oculaire ainsi que d’autres ont des souvenirs différents ? L’explication est simple : il s’agit de pseudo-souvenirs, un phénomène fascinant qui suscite l’intérêt des spécialistes.  » Cela n’a rien à voir avec le mensonge qui, lui, consiste à déformer sciemment la réalité, souligne le Dr Henry Otgaar, psychologue médico-légal, spécialisé dans le fonctionnement de la mémoire. Le pseudo-souvenir est perçu comme authentique et survient de manière inconsciente. Mieux encore : des tests ont pu démontrer que lorsqu’un pseudo-souvenir remonte à la surface, l’activité du cerveau est exactement la même qu’en cas de souvenir bien réel. Il existe plusieurs stades de pseudo-souvenirs : ils peuvent être entièrement faux ou partiellement. Dans le premier cas, curieusement, la personne a le souvenir précis d’un événement qu’elle n’a jamais vécu. « 

Une mémoire pas si photographique que ça

Si le phénomène du pseudo-souvenir peut sembler inquiétant, il est néanmoins normal.  » Cela arrive à tout le monde et même en permanence, insiste Henry Otgaar. Toute personne saine d’esprit fabrique des pseudo-souvenirs. Ce qui est logique lorsqu’on songe au mode de fonctionnement de la mémoire. La mémoire photographique n’existe pas. Le cerveau n’enregistre pas les événements comme des photos ou des films sur une clé USB. Notre mémoire reconstitue des faits passés mais rarement sans anicroches. Lorsqu’un événement se produit, le cerveau en retient l’essence, soit ce qui nous semble important pour nous au moment même. Le cerveau n’est pas capable d’enregistrer de manière détaillée la totalité de ce qu’on voit et fait. A l’origine, la mémoire avait pour rôle principal d’assurer la survie de l’espèce. C’est pourquoi elle stocke en priorité tous les faits qui y contribuent. Si, par exemple, vous êtes victime d’une agression, vous vous allez instinctivement retenir les traits du visage de votre agresseur, afin de pouvoir vous en protéger à l’avenir. « 

Lorsque nous racontons un événement à quelqu’un, notre mémoire, loin de rejouer la séquence à la manière d’un film, va devoir le reconstituer morceau par morceau.  » C’est un peu le principe d’un jeu de Lego : les mêmes blocs permettent d’ériger une construction chaque fois un peu différente. La mémoire se charge de remplir les trous en se servant de vos connaissances et de vos attentes. Si vous évoquez une soirée au cinéma, vous penserez à du popcorn et à un soda, si vous en consommez généralement pendant le film. Mais votre mémoire n’a pas enregistré cette information. C’est un détail que vous ajoutez à votre récit sur la base de vos attentes et habitudes. Et c’est là que le souvenir commence à dévier de la réalité. Nous avons mené un test avec des volontaires qui devaient retenir une série de mots : gémissements, cris, larmes, bébé, vagissements. Nous leur avons ensuite demandé si le mot pleurs y figurait, et la grande majorité des participants a répondu oui. Ce qui prouve que notre mémoire comble les trous par association d’idées. « 

Une page wikipedia

Tout ce que raconte notre entourage est également de nature à influencer nos souvenirs, voire à les modifier du tout au tout. L’Américaine Elisabeth Loftus, spécialiste de la mémoire, décrit ce phénomène de façon parlante : notre mémoire fonctionne comme une page Wikipedia. Dans cette encyclopédie en ligne, tout le monde peut entrer des informations et apporter des changements au texte. A l’arrivée, on ne sait plus qui a écrit quoi. Le Dr Otgaar a mené une expérience auprès d’un groupe de volontaires : on leur a affirmé qu’ils avaient effectué un jour un vol en montgolfière au cours de leur vie, alors qu’ils savaient avec certitude que c’était faux. « Quand, plus tard, on les a interrogés de manière orientée, 30 à 40 % étaient persuadés d’avoir fait ce vol. Quand on leur a dit que c’était faux, qu’on les avait amenés à le croire et qu’eux-mêmes se sont rendus à l’évidence, ils ont continué à se visualiser dans la nacelle d’une montgolfière. Lorsqu’on interroge des témoins d’un événement, en plus de les questionner sur leurs souvenirs, il est intéressant de se pencher aussi sur ce qu’ils croient se rappeler de l’événement. « 

Imaginons une fête de famille. Frères et soeurs évoquent un épisode de leur jeunesse : lors d’une fête au village, l’un d’eux s’était perdu et on l’avait cherché partout. Après plusieurs heures d’angoisse, un policier avait retrouvé le gamin de 7 ans. Ca, c’est le souvenir qu’a conservé le  » frère disparu « . Mais ses frères et soeurs prétendent mordicus que ce sont eux qui l’ont retrouvé sur un manège. Les parents eux-mêmes se mettent douter... On ignore qui a raison mais il est clair qu’une personne au moins s’est forgé un pseudo-souvenir.  » Dans la plupart des cas, ce n’est grave et cela n’a que peu d’impact sur notre vie. Il en va tout autrement dans le cas d’un témoignage au tribunal, dans une affaire criminelle. Aux Pays-Bas, on s’est rendu compte que nombre de pseudo-souvenirs avaient mené à des condamnations injustifiées. Des témoins se sont mis à douter de la justesse de leurs souvenirs et sont revenus sur leurs déclarations. Ce qui a suscité une prise de conscience de ce phénomène « , déclare le Dr Otgaar.

Attention à la contamination

En Belgique aussi, les services de police prennent de plus en plus conscience du phénomène de pseudo-souvenirs.  » On peut supposer qu’un grand nombre de pseudo-souvenirs encombre les déclarations, précise Carla Verbandt, psychologue et analyste comportementale auprès de la police fédérale. Il n’est pas toujours évident de distinguer un souvenir réel d’un pseudo-souvenir, car ce dernier peut être tout aussi détaillé et raconté avec beaucoup de conviction. Lors d’un interrogatoire de police, toute déclaration est prise au sérieux. Les pseudo-souvenirs sont considérés comme authentiques par la personne qui témoigne, si bien qu’on doit les recouper avec d’autres éléments du récit. Parfois, c’est évident : si une personne assure avoir été abusée sexuellement à l’âge de 2 ans, il ne peut en aucun cas s’agir d’un souvenir authentique. A cet âge, la mémoire ne fixe pas encore les événements. Mais, en général, les choses se révèlent plus compliquées. Aujourd’hui, on sait à quel point la mémoire peut être influencée. On en tient donc compte et on évite de poser des questions qui induisent la réponse. Les victimes ou les témoins d’un crime doivent raconter les faits spontanément, à leur seule initiative. Ensuite, on leur pose des questions et, enfin, on approfondit l’interrogatoire. Pour éviter la contamination des récits, on veille à séparer rapidement les témoins oculaires. Lorsque quelqu’un se met à douter de ce qu’il a vu, les remarques des autres témoins risquent de l’influencer. Plus on est influençable, plus on risque de tenir compte des remarques des autres, ce qui peut biaiser la mémoire. « 

La contamination peut aussi venir d’ailleurs.  » Certains pseudo-souvenirs peuvent trouver leur origine dans une psychothérapie. Les thérapeutes cherchent parfois une cause aux problèmes psychologiques ou médicaux de la personne dans son passé, son vécu. Face à des questions orientées, certains se mettent à visualiser des événements traumatisants et à les stocker à la manière de souvenirs, alors qu’ils ne les ont jamais vécus. Une des caractéristiques premières du pseudo-souvenir ? Il surgit pour la première fois après de nombreuses années : c’est typique après une thérapie. Il arrive aussi que la personne ait le souvenir authentique d’un événement mais qu’elle ne se soit pas rendu compte de sa portée sur le moment. C’est le cas, par exemple, lors d’abus sexuel sur un enfant. Les pseudosouvenirs peuvent être lourds de conséquences, provoquer des drames familiaux. Aux Etats-Unis, on ne compte plus les thérapeutes victimes de procès intentés par leurs clients qui, à la suite de leur thérapie, ont accusé à tort des membres de leur famille d’abus sexuel à leur encontre. « 

Le temps, c’est des souvenirs

En général, la mémoire s’efface dans l’heure qui suit l’événement. Cette altération s’atténue un peu par la suite, même si le temps qui passe joue également un rôle.  » Il va de soi qu’on se rappelle avec moins d’acuité un événement qui s’est produit il y a des années. Ce qui augmente les risques de pseudo-souvenir. C’est pourquoi il est si important de questionner les témoins d’un événement le plus rapidement possible.  » Les spécialistes s’accordent à dire qu’on se souvient surtout des événements tristes ou négatifs (accident, deuil...). Il s’agirait d’un réflexe de survie. Cela va à l’encontre d’une croyance bien installée voulant que la mémoire soit capable d’oublier de graves traumatismes.  » Lorsqu’un souvenir enfoui refait surface, on entend souvent dire que c’est parce qu’on l’avait réprimé. C’est un mythe, insiste le Dr Otgaar. Tout ce que la mémoire a enregistré reste à l’état latent. En revanche, il est très possible qu’on n’ait plus envie ni d’y penser, ni d’en parler, par chagrin ou par honte. Ce qui peut donner l’impression que le souvenir s’est effacé. « 

Devons-nous nous inquiéter de la faillibilité de notre mémoire ? « Pas du tout, tempère Carla Verbandt. Il faut simplement tenir compte de son fonctionnement et ne pas prendre chaque souvenir au pied de la lettre. « 

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