Rencontre avec le saxophoniste Stéphane Mercier: « Le jazz, c’est la bande-son de notre histoire »
De la fanfare de Braine-l’Alleud aux scènes mondiales de jazz, le virtuose saxophoniste (oui, c’est le fils de Jacques) nous souffle quelques notes de la partition de sa vie.
Des étoiles plein les yeux, le leader de big band Stéphane Mercier revient de l’Expo universelle, à Dubaï, où il a joué avec fierté devant le roi Philippe et le cheikh Al Maktoum, pour y représenter la Belgique et commémorer les 100 ans de l’harmoniciste Toots Thielemans. Entre deux répétitions, l’artiste formé aux Etats-Unis nous parle de son dernier livre sur l’histoire de la musique bleue et de son parcours... sans fausse note!
D’où provient l’idée de ce livre?
C’est parti de « La boîte de jazz », un spectacle itinérant sur l’histoire de cet art, que j’avais mis sur pied avec mon père (l’écrivain et animateur Jacques Mercier, ndlr) il y a quelques années. En fait, j’ai réalisé que le jazz est la bande-son de notre histoire, le miroir de notre société actuelle. Du coup, j’ai voulu faire un parallèle entre l’histoire du jazz et l’histoire politico-culturelle, celle de l’industrialisation, de la mondialisation, du capitalisme.
Rappelons, par exemple, le rôle important du jazz dans la lutte contre la ségrégation jusqu’aux années 60. Tout se traduit dans le jazz car il s’agit d’une musique vivante, d’improvisation donc en constante évolution. Le livre nous guide sur les traces du premier jazzman reconnu, le trompettiste Buddy Bolden (XIXe-XXe s.), jusqu’au pianiste Brad Mehldau. Il invite le lecteur à retourner aux origines du jazz, une musique de fête, proche du grand public.
Hélas, on place souvent le jazz dans une catégorie élitiste mais c’est en train de changer. N’oublions pas que le jazz est la racine du rock, de la funk, de la musique populaire et du hip-hop. Il continue à nourrir les musiques et inversement. Le jazz est omniprésent mais souvent à notre insu: au restaurant, dans les musiques de films, de Sting, de Stromae...
Comment est née votre passion pour le jazz?
Au départ, c’est familial: mon grand-père maternel était critique de musique classique puis spécialisé dans le jazz et mon père a commencé sa carrière à classer des disques dans la section « jazz » de la RTBF. Il m’emmenait dans des studios d’enregistrement et sa seconde femme travaille dans une maison de disques. J’étais donc entouré d’histoires, de conseils, de musiciens, de chanteurs... Puis, on a tous suivi des cours de musique dans la famille. J’ai commencé le saxophone à 12 ans, à l’académie de Braine-l’Alleud où j’ai joué dans la fanfare.
Vous vous êtes ensuite formé au Jazz Studio d’Anvers, puis au Conservatoire de Bruxelles et ensuite direction les States!
Oui, je ne parvenais pas à me développer correctement en Belgique mais, à la base, par timidité et peur de l’inconnu, je n’envisageais pas de partir aux Etats-Unis. L’occasion m’est un peu tombée dessus à la suite d’un héritage. Un projet qui m’a séduit surtout que Bill Clinton, saxophoniste de jazz, était président! J’y suis resté dix ans: d’abord au Berklee College of Music, à Boston, puis à New York. J’ai commencé par des petits boulots et à prendre tous les concerts que je pouvais. Finalement, j’ai signé avec une maison de disques et j’ai très vite pu développer ma carrière internationale avec mon saxophone et ma flûte traversière. Les attentats du 11 septembre 2001 et l’effondrement des tours, que j’ai vu depuis mon appartement, m’ont fait réfléchir et revenir en Europe...
Le jazz est la racine du rock, de la funk, de la musique populaire et du hip-hop. Il continue à nourrir les musiques et inversement » Stéphane Mercier
Là-bas, vous avez fréquenté des grands noms du jazz...
J’ai joué avec les trompettistes Wynton Marsalis ou encore Randy Brecker et surtout, comme j’étais aussi membre de big bands, j’ai pu croiser beaucoup de musiciens devenus célèbres. Bien sûr, mes plus grandes idoles sont les artistes qui ont fait l’histoire du jazz, comme Louis Armstrong, Duke Ellington ou encore l’excellent Miles Davis que j’ai vu plusieurs fois en concert, mais, en réalité, je vois du génie dans tout ce que j’écoute.
Comment un « petit » Belge devient-il un jazzman de renommée internationale?
A Berklee, il y avait un tiers d’étudiants étrangers. Du coup, je me suis fait des contacts dans le monde entier. Et à New York, j’ai décuplé les rencontres et amitiés qui restent à vie. J’accueille régulièrement chez moi des amis musiciens de passage, je joue avec eux sur scène, je suis invité dans des formations diverses un peu partout dans le monde... C’est génial!
Le fait d’être Belge, de venir d’une capitale cosmopolite, d’une plaque tournante de la vie musicale, a apporté un plus dans ma manière de jouer, une différence par rapport aux Américains. Le plus dur était de revenir en Belgique car c’est très difficile d’être prophète en son pays: j’ai parfois plus de reconnaissance à l’extérieur des frontières qu’ici. Etre étranger à l’étranger constitue un atout, je ne sais pas pourquoi! (rires) Je suis arrivé beaucoup plus loin qu’espéré et l’émerveillement continue. J’ai l’impression de voir ma vie comme un film...
On célèbre cette année les 100 ans de la naissance de Toots Thielemans (décédé en 2016). A-t-il joué un rôle dans votre carrière?
Bien sûr! Toots, que j’ai rencontré via Salvatore Adamo, m’a directement pris sous son aile et m’a donné plein de conseils. C’est d’ailleurs lui qui m’avait recommandé d’aller à New York, la capitale mondiale du jazz. Il était bien plus qu’un ami, une sorte de parrain, de mentor... Nous avons joué plusieurs fois ensemble et il est encore venu me voir au spectacle « La boîte de jazz » à 93 ans! Je suis super content de pouvoir travailler avec sa manager aujourd’hui.
Vous êtes directeur artistique du Jazz Station Big Band, un des rares big bands professionnels belges...
Oui, on a une résidence dans une ancienne gare bruxelloise, depuis 2006. Ce club de jazz est carrément ma deuxième maison! On a pu y développer le son de notre formation. Le groupe, qui compte quatorze musiciens, invite parfois des artistes internationaux comme Grégoire Maret, digne héritier de Toots. On s’y produit tous les premiers jeudis du mois. Etre à la fois leader, compositeur et musicien me permet d’évoluer.
Les concerts ont été interdits avec la crise sanitaire. Comment la vivez-vous depuis deux ans?
J’ai la chance d’avoir connu le monde où on pouvait librement se mélanger, voyager... Mon fils de 17 ans se débrouille déjà très bien comme jazzman mais j’ai mal pour lui qui n’a pas connu cette insouciance. Cela dit, la pandémie m’a apporté du positif: passer du temps avec mon épouse et mes trois enfants, travailler sur l’instrument sans distraction, redévelopper des collaborations internationales et même reformer un groupe de Boston et un de New York, en enregistrant à distance, chacun dans son studio, pour sortir des disques! Durant le confinement, ne pouvant pas aller au local de répétition, je travaillais mon saxophone dans ma voiture, dans le garage de l’immeuble, pour ne pas déranger mes voisins d’appartement!
En tout cas, je remercie le gouvernement car je n’aurais pas pu payer toutes les factures sans les aides aux artistes.
Toots, que j’ai rencontré via Salvatore Adamo, m’a donné plein de conseils. » Stéphane Mercier
Que ressentez-vous en soufflant dans votre saxophone?
Des moments intenses de pur bonheur, proches de la méditation, et des phases de désespoir car parfois j’ai l’impression de stagner mais je dois tenir bon! Je me suis engagé, dès l’adolescence, à pratiquer ce travail tous les jours pour ne pas perdre mon son et ma technique de diaphragme. Lâcher des ondes vibrantes, envoûtantes, à 360 degrés, procure du bien-être... Quand on met son âme dans sa musique, ça parle directement au coeur et aux tripes des humains. C’est pour ça que les festivals de jazz drainent toujours des millions de personnes à travers le monde!
Des projets avec votre père?
Oui, à 78 ans, il a une forme hallucinante! Nous sillonnerons à nouveau la Belgique, cet été, avec notre spectacle « La caravane du jazz ». Il s’agit d’une heure de discussions sur l’histoire du jazz, avec des morceaux de saxophone. Nous partageons notre passion sur scène et nous papotons pendant des heures en voiture entre les différentes villes. Un vrai plaisir!
Il est votre plus grand fan?
Clairement! (rires)On a une grande complicité. Il m’est arrivé de lui donner des cours de piano mais nous ne jouons pas ensemble. En revanche, mon grand frère s’est mis au trombone, après 50 ans, et nous nous retrouvons parfois sur scène, avec son groupe New- Orleans. A propos de Nouvelle- Orléans, je suis tombé amoureux de cette ville chaleureuse et de sa musique vivante dans les rues. Là, mon épouse et moi n’avons pas pu nous empêcher de bouger sur ces vibrations incroyables, comme ensorcelés, car nous nous voyons peu à cause de nos emplois du temps chargés...
Hors musique, qu’est-ce qui vous fait swinguer dans la vie?
Je vais être très mièvre mais... c’est l’amour! L’amour des miens mais pas seulement: l’amour universel, inconditionnel de la nature, des animaux que nous sommes aussi, du cosmos, des grandes et petites choses. Avec la gratitude d’avoir cette chance d’être vivant, respirer à chaque instant et puis souffler, bien sûr! (rires)
Stéphane Mercier
- 6/6/1970: Naissance à Uccle
- 1995: Diplômé de Berklee College of Music (Boston)
- 2013-2015: Enseigne au Conservatoire royal de Bruxelles
- 2014-2015: Spectacle « La boîte de jazz »
- Depuis 2016: Directeur artistique du Jazz Station Big Band
- 2021: Album « Moods » (Jazz Station Big Band)
- 2022: Livre « L’autre histoire du jazz » (éd. Jourdan)
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