Anne Vanderdonckt
Brèves de comptoir
Anne Vanderdonckt observe la société, ses évolutions, ses progrès, ses incohérences. Partage ses doutes, ses interrogations, ses enthousiasmes. Quand elle se moque, ce n’est jamais que d’elle-même.
C’est un troquet de la Côte qui ne regarde pas la mer, sorte de bref couloir où les murs lambrissés sont ponctués de petites appliques aux abats jours plissés. Où les tables en bois verni s’enorgueillissent de leur patine, un peu plus marquée à l’endroit où s’échouent les assiettes jour après jour, et ici ils sont tous ouvrables. Où les banquettes en skaï d’un rouge délavé s’affaissent paresseusement en laissant entrevoir l’une ou l’autre malencontreuse déchirure. C’est ce genre de restaurant où les moules sont plus goûteuses que partout ailleurs et où il ne faut plus espérer de mousse au chocolat dès 13 heures. Où on ne sacrifie pas le plaisir aux prétendues bonnes manières et où on assume de plonger ses frites dans la sauce marinière avant de leur infliger aussitôt un bain de mayonnaise. C’est ce genre de restaurant où on se trouve presque assis sur les genoux de son voisin, et si j’exagère un peu, comprenez que vos oreilles n’ignorent rien de ce qui se débat à votre gauche ni à votre droite.
Deux couples, côte à côte – sont-ils arrivés ensemble ou viennent-ils seulement de faire connaissance ?-, la bonne soixantaine retraitée et bavarde, parlent de tout et de rien, l’appartement à rafraîchir, le temps qui se rafraîchit. Je sens bien que si je lève le nez de ma cassolette dont les vapeurs odorantes imprègnent déjà mes cheveux, on m’inclura sans chichis dans la conversation. Qui coule maintenant sur les petits-enfants, ce grand terrain d’interrogations.
Les tablettes à table. Les tout petits, quasiment des bébés, fascinés par les smartphones qu’ils manient sans complexe. Les écrans vidéo qui les tiennent cois durant les trajets en voiture. Des enfants, repliés sur eux-mêmes, qui ne vivent plus que par écran interposé. Mais qu’est-ce que cela va donner ? Quels adultes deviendront-ils ? (*)
La réflexion s’interrompt sur un soupir. On n’entend plus que le fracas vigoureux des fourchettes contre la faïence des assiettes. Puis, un des quatre convives lance : » Moi, j’ai connu quelqu’un avant, c’était il y a longtemps, toujours planté devant sa télé. Même au Nouvel An quand il y avait des invités. Il ne parlait plus à personne. Complètement coupé des autres, captivé par l’écran. » Le quatuor se fait pensif. » En fait, ce n’est pas tellement différent, non ? » Hochements de tête. » Non, c’est un peu la même chose... » Puis : » Ils vont s’en sortir, ces enfants. «
Ô tempora, ô mores. L’époque... les moeurs... Tout change, rien ne change...
(*)Une toute récente étude, parue dans le Preventive Medicine Reports et portant sur 40.000 enfants de 2 à17 ans, pointe que ceux qui passent 7 heurespar jour devant leurs écrans ont 2 fois plus de chances de souffrir d’anxiété et de dépression. Une heure par jour suffirait déjà à grignoter leur confiance en eux, leur stabilité émotionnelle et à émousser leur curiosité.
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