Colère, suspicion, perte d’empathie: comment gérer la démence d’un proche pour éviter l’épuisement
Les proches de personnes atteintes de démence en font souvent l’expérience, mais n’en parlent pas. Leur partenaire, leur sœur ou leur frère se met soudain à les agonir d’injures ou à avoir des comportements désinhibés. Comment faire face à la situation?
«Espèce de garce. Tu m’abandonnes à mon sort. Tu dilapides mes biens pour faire bonne figure auprès des voisins. Où est mon argent? Tu n’as rien à faire dans ma maison et n’imagines pas que tu hériteras un jour d’un centime!»
Lina(*) n’en a pas cru ses oreilles lorsqu’elle a entendu sur sa boîte vocale ce message laissé par sa sœur atteinte de démence et récemment admise dans une maison de soins. «Elle ne cesse de m’insulter lorsque je lui rends visite, m’accusant de lui voler de l’argent, des bijoux et que sais-je encore. Aux personnes qui lui rendent visite, elle raconte des histoires totalement imaginaires sur la façon dont elle s’est occupée de moi quand j’étais enfant et sur le fait que je l’aurais abandonnée en maison de repos. Alors que je suis sa seule famille et je fais tout pour elle. Il a fallu vendre sa maison et je me suis moi-même occupée de la vider.»
Une amie me raconte une histoire similaire. Son mari Antoine(*) a été diagnostiqué Alzheimer l’an dernier. Lors de nos promenades et de nos dîners, il reste l’Antoine que nous avons toujours connu mais lorsque j’ai demandé à Mia(*) comment elle allait, elle s’est confiée: «Pendant un certain temps, c’était l’enfer à la maison. Antoine ne cessait de m’accuser de tout et n’importe quoi alors que je m’occupais de lui du mieux que je pouvais. J’ai fini par en parler à son médecin qui a ajusté son traitement. Depuis, les choses se sont calmées .»
Une phase temporaire
Le comportement désinhibé est l’un des symptômes de la démence. «Mais il n’est pas systématique, précise Mathieu Vandenbulcke, psychiatre et professeur au département de neurosciences de la KU Leuven. Il s’agit d’un symptôme temporaire qui peut survenir à certains stades de certaines formes de démence. La durée varie d’une personne à l’autre. Chez les personnes atteintes de démence fronto-temporale – lorsque le cerveau antérieur cesse de fonctionner correctement – il peut se manifester de manière précoce tandis qu’il se manifeste plus tardivement chez les malades d’Alzheimer.»
Le comportement désinhibé prend de nombreuses formes: colère, suspicion, perte de toute empathie, négligence de sa propre personne, fabulations, fausses accusations, chantage affectif, etc. La paranoïa à l’égard de l’argent et des biens, dont Lina fait l’expérience, est très fréquente. L’agression physique et la désinhibition sexuelle sont également possibles.
L’agressivité physique survient généralement à un stade avancé. Le patient repousse les infirmières et les soignants, refuse de se laver ou de recevoir des soins. La désinhibition sexuelle est davantage caractéristique de la démence fronto-temporale. Le Pr Vandenbulcke rapporte le cas d’un père qui, faisant irruption au milieu de la fête d’anniversaire de sa fille de 16 ans, s’est totalement déshabillé avec de plonger nu dans la piscine sous le regard médusé des amies de sa fille.
Aide aux aidants proches
• On trouve dans plusieurs communes des Alzheimer Café où on peut échanger ses expériences dans un cadre bienveillant: https://alzheimer.be/nos-activites/alzheimer-cafe/.
• La Ligue Alzheimer organise des séances d’information «psycho-éducation» pour les aidants proches au cours desquelles des professionnels fournissent informations et conseils sur les différents aspects de la démence: https://alzheimer.be/
• Les cliniques de la mémoire proposent des programmes de soutien aux personnes qui s’occupent de proches atteints de démence. Vous en trouverez via un moteur de recherche.
«De nombreuses formes de comportement désinhibé sont liées à la perte de contrôle, analyse-t-il. La personne sent que ses capacités cognitives se détériorent et qu’elle perd son autonomie. Elle n’est plus capable d’interpréter correctement les intentions des personnes avec qui elle interagit et se sent menacée car elle imagine qu’elles sont malintentionnées. Elle évacue le stress et l’incertitude que la situation lui occasionne par un comportement incompréhensible.»
La personnalité joue également un rôle. «Pour ma sœur, l’argent et le statut social ont toujours été très importants et le sont encore plus aujourd’hui», explique Lina. «La démence accentue les traits de caractère préexistants, confirme le Pr Vandenbulcke. La perte de contrôle se manifestera avec plus d’intensité chez les personnes ayant une personnalité affirmée ou impulsive, par exemple celles qui se mettent facilement en colère. Quant à l’agressivité physique, elle peut trouver son origine dans des expériences passées traumatisantes qui refont surface.»
Pourquoi le comportement désinhibé des personnes atteintes de démence vise-t-il si souvent l’aidant proche ou les membres les plus proches de sa famille, alors qu’en dehors de ce cercle restreint personne ne remarque rien? «C’est très simple, répond le Pr Vandenbulcke. Ce sont les personnes que le patient voit le plus souvent. Il se sent donc en sécurité et ne s’attend pas à une résistance de leur part.»
L’ingratitude
Ce comportement est une telle épreuve que certains proches en perdent le sommeil. Ils trouvent cela très injuste – ils ne recueillent que de l’ingratitude – et osent à peine en parler autour d’eux. Car on se focalise invariablement sur les pertes de mémoire, si bien que les autres symptômes sont moins connus, ce qui explique que le comportement désinhibé reste encore largement tabou. «Les professionnels de la santé savent que ce comportement peut se produire, mais nous essayons d’en parler de manière nuancée, par respect pour les patients qui sont incapables de se contrôler», poursuit lePr Vandenbulcke.
Comment faire face? «Il existe des conseils très utiles à appliquer en famille (voir encadré), mais la règle de base la plus importante est la suivante: prendre conscience qu’il ne s’agit pas de la personne elle-même, mais d’un symptôme de la maladie. Ce n’est pas facile, mais cela évite de tomber dans la spirale de la colère et de la frustration. Lorsqu’une personne atteinte de démence s’emporte contre vous, ne discutez surtout pas avec elle mais détournez son attention.»
Comment réagir à l’agressivité
1. Ce comportement est un symptôme de la maladie. Ne prenez pas les reproches personnellement et n’attendez pas d’excuses.
2. Ne vous engagez pas dans une discussion mais détournez l’attention en parlant d’un sujet différent...
3. Lorsque les choses se sont calmées, essayez de parler de ce comportement et demandez pourquoi la personne a dit ceci ou fait cela... Ne soyez pas surpris si votre partenaire n’en a aucun souvenir.
4. Organisez régulièrement une activité à laquelle la personne atteinte de démence peut participer. Une excursion dans un endroit qu’elle connaît bien, la préparation d’une fête de famille, une fête des grands-parents à l’école... Faites-la également participer à des activités qui la concernent directement, par exemple vider la maison.
5. Si le comportement désinhibé persiste plus longtemps que de coutume, prévenez le médecin.
Existe-t-il un traitement?
Lorsqu’une phase de comportement désinhibé commence ou se prolonge, le médecin peut tenter d’identifier et, si possible, de neutraliser la source du stress ou de la tension. «Nous préférons éviter les médicaments. L’idée est plutôt de proposer à la personne des activités qui ont du sens et de l’impliquer davantage dans tout ce qui fait son quotidien. Ce n’est que si cette approche ne fonctionne pas, que la tension persiste et conduit à un comportement désinhibé voire dangereux, que les médicaments ont leur utilité. Mais il s’agit de prescrire le bon médicament, à la bonne dose, pour qu’il soulage la tension sans entraîner de perte d’activité. «
Dans certains cas, une hospitalisation temporaire dans une unité spécialisée peut ramener une certaine sérénité. Par exemple l’unité Cog K de la KU Leuven dont l’équipe rassemble des thérapeutes, un psychiatre, un gériatre et des infirmiers psychiatriques. Le patient est accueilli dans un environnement calme et apaisant qui permet, en l’espace de quelques semaines, de faire diminuer significativement les comportements désinhibés.
Le Pr Vandenbulcke tient encore à souligner combien il est important de soutenir l’aidant proche. Il doit pouvoir disposer des bonnes informations et, surtout, être aidé par la famille et par des services spécialement dédiés (voir encadré).
«Il faut absolument éviter de rester seul avec ses frustrations. Il faut au contraire en parler, par exemple au sein d’un groupe de parole réunissant des proches de personnes atteintes de démence. Il existe des séances d’information sur la démence où il est largement question des comportements désinhibés. Si vous vous occupez à domicile de votre partenaire atteint de démence, demandez de l’aide à la famille et/ou à des services d’aide familiale. Organisez-lui de temps en temps un court séjour dans une maison de soins afin de vous ménager des moments d’évasion. Il faut comprendre que la gestion de la démence reste un processus créatif...»
(*) Lina, Antoine et Mia sont des noms d’emprunt mais les situations sont réelles.
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