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Vivre sans voir, c’est aussi faire son deuil

Julie Luong

La vue est le sens que nous craignons le plus de perdre. Pour les personnes atteintes de malvoyance, le travail de deuil est souvent éprouvant, entre crainte de perdre son autonomie et peur du regard des autres.

Marie-Madeleine, 69 ans, est malvoyante depuis une dizaine d’années. Elle souffre d’une maladie génétique qui a entraîné une perte de la vision centrale. « Mon métier, c’était coursière pour un labo... Tout le temps sur les routes. J’ai donc dû arrêter, raconte cette femme menue qui patiente dans les locaux de l’asbl La Lumière avant la séance de ciné commenté. Le plus dur, ça a été de vendre ma moto. Ce qui me contrarie le plus, c’est de ne pas pouvoir improviser. Bien sûr, je me déplace, je prends le bus, le train. Mais si j’ai envie d’aller dire bonjour à mes enfants, tout doit être prévu, je ne peux pas y aller sur un coup de tête. » Dynamique, Marie-Madeleine participe à de nombreuses activités organisées par La Lumière, comme les groupes de marche. Pas question pour elle de se laisser abattre. « Une des étapes difficiles, ça a été la canne blanche, explique-t-elle. Je ne voulais pas montrer que je ne voyais pas... »

Soigner son apparence

Pour de nombreuses personnes malvoyantes, soigner son apparence fait du bien au moral. « Prendre soin de soi aide à restaurer la confiance en soi, commente Emma Dedée. A une femme coquette qui se laisse aller, on propose de venir avec sa trousse maquillage, d’apprendre avec une esthéticienne à retrouver les gestes qui conviennent, pourquoi pas d’opter pour un maquillage permanent au niveau des yeux. »

Le regard des autres

Emma Dedée, psychologue au sein de La Lumière, observe en effet que la perte d’autonomie et le regard des autres font partie des peurs les plus fréquentes chez les personnes malvoyantes. « Ce qui est vache avec la malvoyance, c’est que c’est un handicap invisible: les yeux ne sont pas déformés ou abîmés, et la plupart des personnes malvoyantes, à moins d’être photosensibles, ne portent pas de lunettes noires à la Ray Charles! Ces personnes compensent donc un maximum pour que ça ne se voie pas mais à partir du moment où elles prennent une canne, elles acceptent de montrer qu’elles ont un problème de vue . »

Emma Dedée décrit ainsi un véritable travail de deuil lors d’une perte soudaine ou progressive de vision. « On passe par le choc, le déni, la colère, la dépression puis l’acceptation ou plutôt l’adaptation: une phase où on met en place des techniques compensatoires pour continuer à fonctionner .Pour beaucoup de personnes, devenir malvoyant veut aussi dire changer de métier. Bien sûr, certaines tâches peuvent être adaptées mais si vous êtes grutier, ce n’est pas possible. Or, pour quelqu’un qui a fait ça toute sa vie, c’est compliqué. Il y a aussi la crainte de devenir un boulet pour les autres . »

La perspective de devenir aveugle ou malvoyant inquiète une grande majorité de Belges.

Carine, 57 ans, est malvoyante depuis ses 34 ans suite à une succession de maladies oculaires (décollement de la rétine, glaucome, cataracte...). Elle utilise une canne blanche depuis une quinzaine d’années et se souvient qu’au début, elle ne voulait pas en entendre parler. « Je prétendais que je n’en avais pas besoin! J’avais adopté certaines attitudes, je bluffais quand je ne reconnaissais pas les gens... Je me débrouillais jusqu’au jour où je suis tombée. Je me suis cassé les côtes et là, ça a été une claque. J’ai donc fini par accepter, par apprendre à la manier et aujourd’hui, c’est le prolongement de ma main droite! « Pour beaucoup de personnes, même s’il est difficile de s’y résoudre, l’utilisation d’une canne blanche signe aussi la fin de malentendus. « Certains malvoyants ont des difficultés à se situer dans l’espace: quand ils n’ont pas de canne, on croit qu’ils sont saouls, relève Emma Dedée. Parfois, ils donnent l’impression de snober les personnes qu’ils croisent, alors qu’ils ne les ont tout simplement pas vues! »

Une peur partagée

En Belgique et dans les pays industrialisés, on considère qu’une personne sur 1.000 est aveugle et 1 sur 100 malvoyante. Là où la fréquence de la cécité a tendance à diminuer, celle de la malvoyance augmente, en raison du vieillissement de la population. Or, la vue nous permet de nous diriger dans l’espace, d’établir un contact avec l’autre, de percevoir les informations... « Quand vous interrogez les gens, la vue, c’est le sens qu’ils ne veulent pas perdre « , rappelle Emma Dedée. Selon une étude publiée en 2020 par l’Institut Incidence, la perspective de devenir aveugle ou malvoyant inquiète une grande majorité de Belges. Trois Belges sur 4 reconnaissent y avoir déjà pensé .

Pour Carine, « guindailleuse » et grande sportive, la malvoyance a certes été difficile à accepter mais ne l’a pas poussée à renoncer pour autant à ses activités. Elle va toujours régulièrement à la salle de sport, fait du vélo en tandem, marche tous les jours et garde sa combativité malgré les inévitables « coups de mous ». « Je suis très jalouse des gens qui ne sont pas capables d’utiliser leurs yeux et qui vous foncent dessus dans la rue, parce qu’ils ont les yeux rivés sur leur smartphone, raconte-t-elle. Le pire, c’est quand ils me disent « je ne vous avais pas vue! »... On se doute quand même bien qu’une canne blanche ce n’est pas une canne à pêche ou une queue de billard... Moi, je les veux bien leurs yeux. »

Au quotidien, il y a aussi les bonnes surprises: les personnes qui vous aident à traverser la rue, avec qui on échange quelques mots, quelques rires. « Avant, j’étais plutôt asociale. Étrangement, la malvoyance m’a rendue plus sociable.. . » Pour Carine, le plus difficile reste de vivre avec l’angoisse de la cécité totale, une crainte partagée par de nombreuses personnes malvoyantes. « Cela fait partie de notre vie, c’est un risque, mais je reste optimiste . » « On ne peut jamais dire comment une personne va réagir, conclut Emma Dedée. Certains se renferment complètement mais d’autres parviennent à aller de l’avant. Il est en tout cas très utile de se faire aider par un psy ou de participer à des groupes de parole car dans la malvoyance, on a toujours l’impression que les autres ne peuvent pas vraiment comprendre.  »

Cécité ou malvoyance?

  • Une personne est considérée comme malvoyante lorsqu’elle présente une acuité visuelle en vision inférieure ou égale à 3/10e ou un champ visuel limité à moins de 20 degrés. Sa déficience visuelle ne peut plus être traitée ou corrigée, par exemple avec des lunettes.
  • Une personne aveugle présente une acuité visuelle inférieure ou égale à 1/20e ou un champ visuel inférieur ou égal à 10 degrés. Certaines personnes atteintes de cécité conservent une vue résiduelle. Ainsi, elles sont capables de percevoir la lumière (naturelle ou artificielle) tandis que d’autres sont plongées dans le noir complet.

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