Anne Vanderdonckt

Ce fameux trou noir

Anne Vanderdonckt
Anne Vanderdonckt Directrice de la rédaction

Anne Vanderdonckt observe la société, ses évolutions, ses progrès, ses incohérences. Partage ses doutes, ses interrogations, ses enthousiasmes. Quand elle se moque, ce n’est jamais que d’elle-même.

Ce sont des anecdotes qu’on entend ici et là en réponse à la question: «Comment va Edouard?». A peine pensionné, Edouard (ou n’importe quel prénom masculin car les victimes sont le plus souvent de ce sexe -les femmes, on le sait, gardent leurs casseroles comme planche de salut *) est tombé dans un trou noir. Privé des balises qu’offrait son boulot, plus envie ni de raison de se lever, Edouard. Commence une errance sans fin entre le canapé et le fauteuil avec pour seul objectif de retrouver le programme télé et la zapette (sous le coussin, Edouard). Et avec ça une humeur de dogue neurasthénique qui met en fuite toutes les mains tendues, de moins en moins nombreuses.

Ces quelques lignes ci-dessus sont à peine caricaturales. Notez que moi, je ne fais ici que reproduire ce que j’entends. Et dénoncer ce qui n’est qu’un cliché de plus à l’encontre des 50+.

Car la vérité, en tout cas celle que je peux observer un peu partout, c’est que lorsque le trou noir toque à la porte du cerveau d’Edouard, c’est de manière beaucoup plus progressive et subtile, et bien plus tard.

Parce que, tout d’abord, en ce premier quart de siècle du deuxième millénaire après J-C, où AI rime avec aïe, Edouard, 66 ans, est généralement soulagé de quitter le climat délétère de son entreprise où la seule chose qui est claire, c’est que personne ne sait où on va, ni la manière d’y aller. Donc, la pension, c’est, dans un premier temps, un soulagement, une libération, une impression de grandes vacances. Durant lesquelles on ne s’ennuie pas, même si, comme beaucoup de néo-pensionnés, on n’a aucun projet particulier, comme devenir ébéniste, bénévole ou multilingue.

Le trou noir le rattrapera, ou pas, quand l’euphorie de la liberté s’éteindra

Au fil des années, quand il se prenait à rêver à ce temps libéré qui viendrait bien un jour en dépit des mesures gouvernementales successives d’allongement des carrières, Edouard a régulièrement nourri sa to do list. Et ce à quoi il n’a pas pensé, sa famille l’a pensé à sa place.

Edouard se trouve donc à scarifier la pelouse, désherber l’allée, planter des arbres, à rafraîchir les peintures, à promener le chien qu’il a adopté dans un refuge (un cabot qui le regarde avec amour, son rêve de toujours), à ranger ses photos, à lire tous les bouquins qu’il accumule depuis des années, et sa gazette tous les matins, à confectionner la paëlla du samedi soir, à faire son pain pour la semaine, à se taper les courses avec entrain… Ah oui, Edouard a aussi des petits-enfants, des mioches aux yeux confiants en âge d’adorer Papy, qu’il va chercher à l’école et balader à Walibi quand il ne pleut pas trop. Arrêtons là: la vie d’Edouard est tellement remplie de tout ce qu’il s’était promis de faire un jour qu’il est devenu l’image même de la joie de vivre. Crevé mais heureux, Edouard.

Un jour, le trou noir le rattrapera, ou pas, ombrageant un peu son allant. Quand l’euphorie de la liberté s’éteindra, que toutes les photos seront classées, que ses petits-enfants lui préféreront Super Mario et qu’il se demandera ce qu’il fiche là. Et maintenant quoi? Un autre chapitre à écrire, Edouard! Peut-être l’heure de devenir multilingue, de se remettre ou sport. Ou pas. •

(*) Ironie, bien sûr.

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