Conflits: faut-il laver son linge sale en famille?
Lors d’un conflit au sein de la famille, la tentation peut être grande de s’en ouvrir à un proche, ami ou conjoint, voire de s’épancher sur les réseaux sociaux. Une bonne idée, vraiment?
On a déjà vu plus flamboyant comme crépuscule, pour une légende du cinéma… Début 2024, la famille de l’acteur Alain Delon, à la santé très affaiblie, s’est déchirée via communiqués et publications sur les réseaux sociaux. Une sordide histoire, où il est question de facultés mentales amoindries, de luttes d’influence et de placement sous tutelle. Du pain béni pour la presse people et les sites de potins, qui ont ensuite cherché à recueillir le moindre rapport médical ou d’audition, la moindre confidence pour faire «mousser» la saga. De quoi transformer un conflit larvé en guerre ouverte... Avant les Delon, c’est la famille royale britannique qui, quelques mois plus tôt, a fait les frais du grand déballage (livre, confidences télévisées...) du Prince Harry, aggravant les tensions jusqu’au point de rupture.
Si de tels cas ne peuvent évidemment pas être directement transposés à Monsieur et Madame Tout-le-Monde, ils posent la question: le fait d’ébruiter un conflit familial, éminemment intime, ne complique-t-il pas sa résolution? En d’autres termes, en cas de querelle (héritage, vieilles rancœurs, désaccord profond…), ne vaudrait-il mieux pas, comme le dit l’adage, «laver son linge sale en famille» plutôt que de se confier, chercher conseils et soutien auprès d’amis, voire de parfaits inconnus? «L’expression a en tout cas un fond de vérité, répond Alain Degols, juriste et médiateur familial. Les familles ont tellement de spécificités, d’historique et parfois de secrets que tout ne peut être su par des tiers.»
Ces derniers n’auront donc jamais toutes les cartes en main pour appréhender correctement une situation conflictuelle, d’autant plus s’ils n’ont accès qu’à un seul son de cloche. De là à dire qu’un conflit de famille ne peut jamais sortir de la sphère familiale, c’est aller trop loin. Mieux vaut cependant bien choisir son ou ses confidents et limiter leur nombre, au risque de voir s’enfler rumeurs et ressentiments, rendant impossible toute résolution future.
Neutre avant tout
«Or, ne perdons pas de vue qu’un conflit familial, de prime abord, c’est un processus qui a quelque chose de positif s’il parvient à son terme, puisqu’il vise à réajuster les relations entre les membres de la famille, à remettre les pendules à l’heure, tient à rappeler Jacques Beaujean, psychologue et cofondateur du Centre de formation à la thérapie de famille. Mais quand il dégénère et qu’on tourne en rond, on va presque inévitablement penser à introduire des tiers, à s’en ouvrir à des personnes de son entourage.» Que ce soit pour «vider son sac», la confidence servant ainsi de catharsis bénéfique, ou pour chercher conseil.
Le risque est ici qu’en donnant leur opinion, les confidents n’intensifient le conflit. «A l’heure actuelle, et c’est notamment le cas à travers les réseaux sociaux, on a plutôt tendance à se chercher des tiers qui vont prendre votre parti, déplore le psychologue. On existe parce qu’on dénonce et qu’on revendique. Et quand les gens ne vous donnent pas raison, vous avez l’impression qu’ils sont contre vous. En réalité, il faudrait plutôt choisir des interlocuteurs gages d’une certaine stabilité, de neutralité, afin de ne pas aggraver le conflit. Faire appel à un tiers est positif quand cela permet de sortir un peu de l’émotionnel.»
Faire appel à un tiers est positif quand cela permet de se poser, de sortir un peu de l’émotionnel.
Recueillir les impressions du confident peut tout de même être intéressant, à condition de les prendre pour ce qu’elles sont: un avis parmi d’autres. «Pour se forger une opinion, Socrate avait pour habitude de demander l’avis de tout le monde sur un sujet, estimant que tout le monde avait un peu raison de son point de vue, raconte Alain Degols. Je conseille toujours de faire comme Socrate: non pas de demander l’avis de tout le monde, évidemment, mais de garder à l’esprit que l’avis d’un confident dépend de son parcours de vie, de ses propres failles et blessures. Un ami divorcé aura généralement tendance à conforter l’idée d’un divorce, par exemple, alors qu’il n’a peut-être pas exploré d’autres pistes de résolution. Son avis ne vaut qu’une fraction d’un avis objectif et il faut le regarder comme tel. Sauf, peut-être, s’il fait vraiment écho en vous, auquel cas vous pouvez en tenir un peu plus compte.»
Motus et bouche cousue
Le bon confident, en cas de conflit familial, est donc l’ami qui sait écouter, calmer le jeu et dont on ne considère pas l’avis comme une parole d’évangile. Mais c’est aussi celui qui sait tenir sa langue… Car, même s’il s’agit d’une personne de confiance, il n’est pas dit que l’histoire ne fuitera pas. «D’après mon expérience, il y a presque toujours deux objets sur lesquels vous n’avez aucun contrôle: l’oreiller (les conjoints sont souvent informés) et la bouteille (l’alcool délie les langues), témoigne le médiateur. Si vous voulez vraiment parler de vos soucis de façon confidentielle, lorsque vous précisez que le sujet ne doit pas être divulgué, il faut nécessairement un accusé de réception de la part de votre interlocuteur. Il faut que vous ayez la certitude qu’il ait bien compris l’importance du secret.»
Des propos qu’aurait préféré appliquer Michèle (prénom d’emprunt): «Mon beau-frère est conseiller communal, autant dire une personne en vue. Son comportement suite au décès de mes beaux-parents m’a scandalisé, et je m’en suis ouverte à quelques amies lors d’une soirée. J’ai dit «Gardez-le pour vous» avant d’embrayer sur la conversation, sans insister. J’ai été horrifiée d’entendre une collègue – qui ignore que le conseiller est mon beau-frère – me raconter une anecdote de l’histoire quelques semaines plus tard. Depuis, j’ai toujours une crainte que le frère de mon mari ne soit mis au courant qu’un ragot court sur lui et finisse par me soupçonner...»
Reste à choisir le bon moyen de communication pour se confier. Alain Degols et Jacques Beaujean sont ici unanimes: privilégier une relation de visu et éviter toute confidence écrite. «La parole est libre, ne laisse pas de traces, tandis que l’écrit est figé, rappelle Jacques Beaujean. Tout ce que vous écrivez par mail ou message est inscrit dans le marbre. Même si vous avez écrit sur le coup de l’émotion, même si vous étiez dans l’erreur à ce moment-là, il en restera toujours quelque chose.» Votre frère vous a fichu hors de chez lui? Mais peut-être a-t-il presque immédiatement regretté son geste, que vous ne l’apprendrez qu’après l’avoir écrit, et que ce n’était finalement pas si grave. Le support écrit peut renforcer l’aspect dramatique d’une situation – ou au contraire l’amoindrir – sans que le destinataire ne puisse le détecter. Alors qu’au contraire, en face à face, il peut voir si vous êtes plus touché que vous ne le dites ou si l’émotion altère votre discernement. Sans oublier qu’une information écrite, en tombant entre de mauvaises mains, peut être très mal interprétée par la personne avec qui vous êtes en conflit… voire être utilisée contre vous, même des années plus tard. En justice ou pour salir votre réputation.
L’importance du média
Raison de plus pour fuir les médias sociaux, avec lesquels il est très facile de perdre le contrôle sur la diffusion de ses écrits. Exposer ses états d’âmes en ligne est probablement la meilleure façon d’envenimer une situation déjà compliquée, d’autant plus que ces plateformes ne laissent aucune place aux propos nuancés: les algorithmes favorisent la visibilité des posts ou commentaires suscitant l’émotion. «Faites aussi attention aux les médias plus traditionnels, qui figent l’information: si vous faites une déclaration dans un journal ou à la télé sur vous ou quelqu’un, partagez votre témoignage, vous ou les personnes concernées serez irrémédiablement fichés.» Demandez aux Delon ou aux Windsor, ils en savent quelque chose…
Le vade mecum du bon confident
1. Lorsqu’un proche souhaite vous faire part de ses déboires familiaux, la meilleure position à prendre est celle de la neutralité bienveillante.
2. Rencontrer son proche en personne ou, si c’est impossible, par téléphone ou mieux, en visioconférence. Eviter en tout cas l’écrit.
3. Si la demande est faite de ne pas ébruiter l’information, respecter scrupuleusement la demande, même auprès de son conjoint.
4. Si la personne se montre ouverte à la discussion, tenter d’ouvrir le débat: en cas de sentiment d’injustice, à quoi/à qui cette injustice servirait-elle? N’est-ce pas plutôt une incompréhension d’un côté ou de l’autre? L’émotion ne joue-t-elle pas?
5. Dire qu’on comprend les ressentiments, mais qu’on ne souhaite pas prendre parti. «C’est touchy, car vous risquez de vous mettre la personne à dos, reconnaît Alain Degols, juriste et médiateur familial. C’est un exercice d’équilibriste. Vous pouvez aussi simplement écouter sans faire de commentaires et garder votre opinion pour vous.» Prendre parti dans une dispute familiale/de couple, c’est prendre le risque de perdre l’amitié de tous, le jour où ils se seront réconciliés.
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