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La gastronomie belge existe-t-elle?

Carbonnades, boulets sauce lapin, waterzooi, tarte al djote… Devenus emblématiques d’une région ou du pays, tous ces plats sont-ils typiquement belges, wallons ou flamands? C’est un peu plus compliqué que ça…

C’est un projet qui, en Flandre, a fait couler beaucoup d’encre: l’ouverture prochaine, à grands coups de subsides, d’un «Smaakhaven» à Anvers, grand centre culinaire destiné à attirer foodies et chefs du monde entier. S’il met avant tout l’accent sur l’innovation et la créativité, il est aussi présenté, en filigranes, comme un lieu destiné à promouvoir la «culture culinaire flamande». Interrogé l’été passé à ce propos sur Radio 1, le chef Jeroen Meus s’est montré assez perplexe, expliquant qu’à ses yeux, on mangeait grosso modo la même chose au nord et au sud du pays, qu’il n’existait pas réellement de différence entre la cuisine flamande et belge, et que cette dernière était de toute façon déjà assez compliquée à définir.

De fait, comment peut-on caractériser la cuisine belge? Peut-on même parler de cuisine belge? «Elle existe, tout comme il existe une cuisine italienne, française ou chinoise, à partir du moment où vous et moi qualifions des recettes comme telles, répond Peter Scholliers, professeur émérite à la VUB, spécialiste de l’histoire de l’alimentation. C’est purement une construction sociale.»

La cuisine belge, c’est donc avant tout un concept. «Certaines recettes existent depuis très longtemps, et encore, c’est souvent à nuancer, mais l’idée de les regrouper sous l’étiquette de cuisine belge, ou flamande ou wallonne, est finalement assez récente, confirme Pierre Leclercq, historien de l’alimentation. En réalité, la cuisine belge n’a émergé qu’à partir du moment où des étrangers ont commencé à visiter notre pays et demandé à manger des «plats typiques», au tournant du XXe siècle.» Or, ces premiers touristes, généralement issus de la noblesse ou de la haute bourgeoisie, étaient dotés d’une bourse très bien garnie: mieux valait les contenter! Les restaurants de Belgique qui, comme presque partout dans le monde, servaient jusque-là une cuisine essentiellement française, se sont alors mis à gratter du côté des recettes régionales pour étoffer leur carte…

Le panthéon des recettes belges

En 1924, le cuisinier français Paul Bouillard, qui officie à Bruxelles, dresse une liste des plats qui, selon lui, font partie de la gastronomie belge: «Waterzooie ; poissons à l’escavèche ; anguilles au vert ; hochepot ; choesels ; carbonades flamandes ; oie à l’instar de Visé ; fricadelles [à l’époque, ce terme servait à qualifier les boulettes, ndlr] ; lapin aux pruneaux ; jets de houblon ; asperges de Malines ; chicorées de Bruxelles [chicon] ; rognon de veau à la liégeoise ; écrevisses à la liégeoise ; grives à la liégeoises ; pâté de Bruxelles». Il est amusant de constater que si certaines recettes bénéficient toujours d’une belle notoriété, nombreuses sont celles à être retournée dans l’ombre, remplacées par d’autres…

D’ici… et d’ailleurs

Les cuisines régionales sont donc plus anciennes que la cuisine belge. Pour ne citer que deux exemples, on commence à évoquer des plats «à la flamande» dès la fin du XVIIe siècle ou «à la liégeoise» au début du XIXe. Mais cette notion de régionalité s’avère en réalité floue et fluctuante: une recette existe souvent en plusieurs endroits du pays, de part et d’autre de la frontière linguistique, avec l’une ou l’autre nuance, avant d’être finalement appropriée par une ville ou une région. «Certaines sources laissent ainsi entendre que la carbonnade à la flamande aurait été lancée… à Liège au XVIIIe siècle, mentionne Peter Scholliers. Le journaliste français Octave Uzanne (1851-1931) parlait pour sa part d’un plat totalement bruxellois, puisqu’il indique qu’il faut utiliser de la faro (ndlr: une bière de la vallée de la Senne) dans la recette.» Alors, d’où vient la carbonnade? De nos régions, ça c’est sûr. Difficile d’en dire plus…

Mais l’origine des plats qu’on présente aujourd’hui comme «typiquement régionaux» est parfois fort lointaine, géographiquement parlant. «J’ai cuisiné des biscuits italiens, des mostaciolli, en me basant sur un livre de recettes du XVIe siècle, celui utilisé par le chef-coq des princes de Liège, et tout le monde m’a dit que cela avait exactement le goût du spéculoos, illustre Pierre Leclercq. L’escavêche de Chimay découle d’un procédé de conservation espagnol. La tarte al djote de Nivelles? Vous trouvez une recette à 90% similaire dans le Ménagier de Paris, qui date du XVe siècle. Quant au hochepot flamand, il découle directement d’un plat pantagruélique autrefois servi à la cours d’Espagne, l’ «olla podrida», et il est arrivé chez nous par l’intermédiaire des Français.»

À l’instar du moules-frites, dès qu’une recette est appréciée, elle est appropriée.

Allez savoir pourquoi, à un moment donné, ces recettes ont fini par faire racine chez nous… Pour Peter Scholliers, l’explication est plutôt simple. «Dès qu’un plat est apprécié, il est approprié, insiste-t-il. Prenez l’exemple du moules-frites. Le pays n’a jamais été grand producteur de moules. Et ne parlons pas de la pomme de terre, qui vient d’Amérique.» Les frites, c’est désormais prouvé, ont été inventées à Paris. Bref, originellement, rien ne provient de chez nous. Et pourtant, depuis les années 20-30 et surtout depuis les années 50, le moules-frites est considéré comme un fleuron de la gastronomie nationale.

À la mode de chez nous

Les recettes voyagent donc dans l’espace, mais aussi dans le temps. Leur nom change et leur composition évolue de génération en génération. Des mets comme le waterzooi, la carbonnade ou le boulet liégeois peuvent sembler très anciens, très rustiques, mais, sous leur forme actuelle, ils sont finalement assez récents. «Initialement, tous ces plats mijotés découlent de la façon la plus primitive de cuisiner, explique le professeur de la VUB. Ils remontent à une époque où les riches mangeaient des viandes rôties à la grande flambée mais où les petites gens n’avaient que des petits feux, qui n’allaient pas très fort: on plaçait un pot dessus et dans ce pot, on faisait de la soupe, on mettait du liquide et ce qu’on avait sous la main. Des légumes. Quand on avait la chance d’en avoir, un peu de poisson. Des crevettes. De la viande.» De la viande de mauvaise qualité, des bas morceaux, qu’il fallait cuire longtemps pour les attendrir. «Vous retrouvez ça dans tous les pays du monde: en Hongrie, c’est le goulash, chez nous les carbonnades à la bière, en France, le coq au vin.»

Les variantes régionales de ce plat universel sont donc avant tout dues à la disponibilités des ingrédients locaux. Qui varient au fil des siècles, tout comme l’appétence pour certaines saveurs (qui mangerait encore une viande au verjus ou une soupe à la bière? ). Or, une recette n’est plus ou moins arrêtée que lorsqu’un cuisinier la fixe dans un livre de cuisine. Et la plupart des plats populaires de nos régions n’ont été recensés que tardivement, vers la fin du XIXe siècle. En Belgique, l’un des tous premiers livres qui en détaille quelques-unes, dû à la plume de la première star de la cuisine nationale, le gantois Philippe Edouard Cauderlier, remonte à 1861. «C’est à cette époque que naît vraiment chez nous la cuisine de terroir, en même temps que le folklore régionaliste, sourit Pierre Leclercq. Elle découle d’un mouvement bourgeois, traditionnaliste, voire teinté de nationalisme. Les bourgeois d’alors vantent le retour à la terre, le génie des paysans de leur région et se montrent intéressés par leurs plats campagnards.»

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Mais si ces recettes sont compilées, elles sont aussi adaptées et influencées par la cuisine française, pour plaire à ce public relativement aisé. Il y a fort à parier que le pauvre paysan du Meetjesland n’ajoutait pas de crème à son waterzooi, car elle était à l’époque très chère. La plupart des plats aujourd’hui vendus comme traditionnels et séculaires sont donc en réalité des plats qui ont, certes, une origine lointaine et populaire, mais ont été embourgeoisés, modifiés, adaptés au XIXe siècle. «Dans une moindre mesure, c’est le même processus que pour la choucroute: le paysan alsacien se contentait contentait de chou et de patates, la recette a été récupérée et transformée en choucroute royale, débordante de cochonnailles.»

Tout bouge, tout change

Depuis lors, quand il publie une recette traditionnelle, chaque cuisinier essaye d’apposer sa petite touche, un peu de modernité, d’exotisme ou, comme le veut l’adage, d’utiliser «l’ingrédient secret de sa grand-mère». Le processus est sans fin, ce qui fait que le résultat final n’a parfois plus grand-chose à voir avec les plats d’origine. Mais comme le phénomène est très lent et peut s’étaler sur des dizaines ou des centaines d’années, il est difficile à observer. Un exemple? Le boulet à la liégeoise n’existe que depuis l’après-guerre et découle directement du lapin aux pruneaux, dont il reprend grosso modo la sauce, raison pour laquelle on l’appelle aussi «boulet sauce lapin». Et il n’est reconnu comme patrimoine régional liégeois que depuis les années 80.

Bref, la gastronomie belge, comme toutes les autres, se joue des codes et n’a rien de figé. De par la petite taille du pays, elle est fortement influencée par les cuisines d’ailleurs et les influence en retour. Elle se moque des frontières, qu’elles soient linguistiques ou étatiques. «La preuve la plus évidente, c’est la culture du «fritkot», glisse Peter Scholliers. Non seulement elle est identique dans toute la Belgique, mais elle déborde également dans le nord de la France, au sud des Pays-Bas et dans la région d’Aix-la-Chapelle.» Les gastronomies belge, flamande et wallonne existent, c’est certain. Elles se basent sur un savoir-faire bien réel et se ressemblent sur de nombreux points. Mais elles sont impossibles à définir précisément. Et c’est très bien comme ça.

Vite dit

– La cuisine de chez nous est très influencée par la cuisine française, mais on remarque tout de même des influences germaniques, notamment dans la persistance de plats salés-sucrés, comme le lapin aux pruneaux. Elles se marquent aussi dans l’usage de compote en tant qu’accompagnement.

– La régionalité d’une recette ne dépend pas de la langue: il y a par exemple beaucoup de similarité entre les spécialités limbourgeoises et liégeoises (comme le sirop de Liège et le limburgse stroop), tandis que la tarte au maton est aussi bien mangée à Grammont qu’à Lessines.

– Pourquoi le jambon d’Ardenne est-il fumé? Il fait trop humide chez nous pour sécher la viande. Mieux vaut la fumer, surtout quand on est entouré de bois!

– La gaufre est bel et bien apparue dans nos régions aux alentours du XIIIe siècle même si cette zone d’origine déborde sur les pays voisins. Les gaufres primitives ressemblaient plus à celle de Bruxelles que celle de Liège.

– D’où vient le cuberdon? Plusieurs possibilités existent. Mais au XIXe siècle, il existait déjà des préparations pharmaceutiques à base de gomme arabique dures à l’extérieur, coulantes à l’intérieur.

– Seuls deux plats sont considérés comme purement «belges», c’est-à-dire impossibles à relier à des régions en particulier: le moules-frites et l’américain.

– Les choesels bruxellois sont-ils vraiment composés de testicules de bœuf? Non: il s’agit d’un plat d’abats divers qui a pour ingrédient principal le pancréas de veau ou de bœuf. Cet organe a une forme de glande... et l’imagination de certains farceurs a fait le reste!

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