Anne Vanderdonckt
Où est le vert ici?
Anne Vanderdonckt observe la société, ses évolutions, ses progrès, ses incohérences. Partage ses doutes, ses interrogations, ses enthousiasmes. Quand elle se moque, ce n’est jamais que d’elle-même.
Lorsque, il y a vingt-cinq ans, j’ai découvert ce village rural idéalement niché à quelques kilomètres des autoroutes et de grandes villes, il y régnait une ambiance de décor pour train Märklin. Une place bordée d’arbres où se tenait un marché animé, des cafés où, cigarette calée au coin des lèvres, les vieux habitués tapaient le carton sans perdre de l’oeil leur bière au col parfait, une boucherie où la serveuse mâchouillait consciencieusement son chewing gum jour après jour sauf le lundi, un pâtissier dont les généreuses pièces montées vous propulsaient au septième ciel, une épicerie dont les cageots de fruits et légumes encore éclaboussés de terre fraîche débordaient sur le trottoir, des coiffeurs en tel nombre que les habitants de ce petit village devaient sans doute compter parmi les mieux brushés du pays, des librairies qui dégageaient cette inimitable odeur d’encre, de papier et de rognures de crayon, un opticien, quelques boutiques de prêt-à-porter. Des banques, un bureau de poste, bien sûr. Le marchand de vélos. Deux fleuristes – l’un, plus âgé, qui ouvrait quand il l’avait décidé et qui préférait qu’on ne le paie pas, ce qui lui épargnait l’ennui de devoir rendre la monnaie ; l’autre, un jeune sympa monté en graine dont on se demandait s’il allait tenir (ici, tout le monde a un jardin, des fleurs et un potager). Un glacier qui faisait se déplacer de très loin les connaisseurs, de même que la fromagère qui vous réalisait des plateaux comme autant d’oeuvres d’art.
Si je les recensais tous, cette page ressemblerait à l’annuaire du téléphone, donc j’arrête là, mais comprenez qu’il y en avait bien d’autres et que ce petit village faisant partir d’une entité plus large en était le coeur commercial. Il y avait, oui, des voitures qui s’arrêtaient et repartaient le coffre plein, mais en gros, on faisait ses courses en voisin à pied, à vélo ou vélomoteur.
Puis, des grandes surfaces, toujours plus, toujours plus grandes, se sont installées en périphérie, dans un endroit stratégique. A savoir, facilement accessibles en auto et bordées de grands parkings. Moche, impersonnel, rien de très alléchant dans ces enseignes qui proposent les mêmes produits partout, mais facile, il faut le reconnaître, dès le moment où l’on a réussi à s’extraire du rond-point dont l’engorgement m’as-tu-vu symbolise la prospérité d’un désert sorti de sa condition.
Au centre du village subsistent aujourd’hui quelques commerces épars, mais ce qui frappe, ce sont les rez-de-chaussée vides décorés de bric et de broc pour faire moins vide, justement, ce qui ne trompe personne. Les rumeurs se suivent, touchant tantôt l’un tantôt l’autre commerce : » Il paraît qu’il va vendre... » Jusqu’à présent, il y a encore du bon pain. Jusqu’à présent. Et sinon ? Sera-ton obligé d’emprunter sa voiture pour se rendre jusqu’au centre, l’autre centre, pour les croissants du dimanche ?
Qui a une attitude anti-écologique, anti-climat, anti-citoyenne et anti-tout-ce-que-vous-voulez dans cette histoire ? Celui qui est contraint de prendre son véhicule pour aller acheter ses carottes dans un magasin bio standardisé au milieu de nulle part ?
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