
Rencontre avec Karine Lambert: “Ecrire sur sa famille, c’est périlleux”
Dans son dernier roman Dernier bateau pour l’Amérique, l’écrivaine belge se penche sur un sujet éminemment personnel: l’absence de relation avec sa mère, qu’elle tente de comprendre en retraçant son histoire familiale.
Tout commence un matin de novembre, par un message de condoléances. Karine Lambert apprend de cette façon le décès de sa propre mère, avec qui elle avait totalement coupé les ponts depuis plus de vingt ans. C’est aussi le détonateur de son sixième roman, touchant dans son fond et dans sa forme: partir à la rencontre de cette femme qui ne lui a jamais dit qu’elle l’aimait. En retraçant l’histoire de cette maman qui ne voulait pas l’être, l’autrice multiplie les découvertes: les exils et traumatismes d’une famille juive, brinquebalée entre la Russie post-révolution et la Seconde Guerre mondiale, les aspirations brisées d’une enfant pianiste prodige, les morts autour desquelles planent toujours des silences.
Une histoire intime… et intense
Votre roman aborde une histoire très intime. Pourquoi avoir décidé de la rendre accessible à tous ?
Je suis assez pudique et j’hésitais à me livrer. Mais l’écriture, c’est ce qui m’est le plus naturel pour approcher ce qui me touche. L’idée d’un livre s’est imposée. J’ai choisi de commencer l’histoire de ma mère le jour de ses 10 ans, le 10 mai 1940. Le matin de sa fête d’anniversaire, en quelques minutes, elle doit quitter sa maison, ses amies, son piano pour fuir la Belgique envahie par les Allemands. C’est l’élément bascule, le début de l’engrenage qui va forger sa destinée et dessiner sa personnalité. Ça m’a permis de développer de l’empathie pour elle: je n’ai pas dû écrire tout de suite sur la femme et la mère, ou plutôt la non-mère, qu’elle était. J’ai de nouveau douté au moment d’envoyer le manuscrit à des éditeurs, puis j’ai pensé que la lecture de mon roman encouragerait peut-être d’autres à affronter les non-dits, les secrets de famille, le manque d’amour. Au vu des nombreux messages que je reçois, on dirait que j’ai bien fait...
Le périple de votre famille, que vous avez remis au jour, est assez incroyable. Vous vous attendiez à une histoire aussi dense ?
Je ne m’attendais à rien, parce que ma mère ne me parlait pas, ni de ça ni du reste. Et, comme beaucoup de gens qui ont vécu les guerres, mes grands-parents gardaient pour eux ce qu’ils ont traversé. Je ne disposais que de quelques phrases mystérieuses entendues par hasard: un message glissé dans la main du Tsar, le dernier bateau en partance pour l’Amérique… J’ai envisagé de confier l’enquête à un historien ou à un généalogiste. Je suis contente de l’avoir menée moi-même, avec mon grand panneau de liège où j’épinglais les informations récoltées. J’ai pu partager mes émotions au fil de mes découvertes, d’Odessa à Anvers, de Marseille à Ellis Island, de la scène du Carnegie Hall de New York à Bruxelles...
J’ai passé plus de temps avec ma mère en écrivant ce livre que durant notre vie commune.
Vous explorez aussi tout un pan de votre identité juive…
Je savais que ma maman était juive, via mes grands-parents. Mais ma mère avait rejeté la judéité, car elle était synonyme de terreur, de séparation, de malheur, d’exode. Pour s’en détacher encore plus, elle a épousé un goy, contre l’avis de ses parents, et ne m’a rien transmis. La judéité est matrilinéraire, elle se transmet par la mère, qu’elle soit ou non pratiquante. La mienne n’a pas partagé avec moi ses origines, ne m’a appris aucun rituel. Dans le livre, je me questionne: qu’est-ce qu’être juive, quand on n’a pas été élevée dans cette culture?
Dévoiler les non-dits
Qu’est-ce que votre démarche vous a apporté, au final? Vous êtes parvenue à mieux comprendre votre maman?
D’abord, c’était passionnant à écrire. Pour le reste… La littérature n’efface pas les traumatismes. Mais avant que je parte à sa rencontre, ma mère ne représentait pour moi que le manque. Explorer d’autres points de vue, la connaître un peu mieux, suivre son parcours, a permis d’apporter des nuances. Elle est devenue une autre femme. Le Dernier bateau pour l’Amérique, c’était le bateau de la dernière chance. Pour nous deux. Finalement, j’ai passé plus de temps avec elle en écrivant ce livre que durant notre vie commune. Ce n’est pas devenu la mère idéale pour autant. Ce n’est ni une absolution, ni un réquisitoire. C’est un chemin de compréhension. Même si au final, je n’ai toujours pas de vraie réponse: pourquoi n’a-t-elle pas réussi à être une mère aimante? Ses sœurs non plus, d’ailleurs. D’autres ont connu des traumatismes bien plus grands et sont tout de même parvenus à être de bons parents…L’autre immense cadeau de cette aventure, c’est le lien fort et heureux que j’ai tissé avec ma cousine vivant en Amérique. Il n’est jamais trop tard pour donner un nouveau sens au mot famille.
On dit souvent qu’un traumatisme se transmet de génération en génération. Ecrire vous a tout de même permis de vous distancer de ceux vécus par votre famille?
J’ai constaté que le sentiment d’insécurité se transmet de génération en génération. Avant d’écrire ce livre, j’avais des maux physiques inexpliqués. Comme une pieuvre qui venait régulièrement m’enserrer le cou, des angoisses dans les transports… Mes grands-parents ont été exilés trois fois, ma mère deux fois. En explorant leurs peurs, j’ai appréhendé pourquoi elles m’habitaient et comment je les communiquais à mes enfants.
Justement, comment vos enfants ont-ils réagi à votre démarche?
C’est un exercice périlleux d’écrire sur sa famille et de dévoiler des non-dits. Dès le départ, je tenais à avoir leur assentiment. Ces découvertes nous ont rapprochés. Jusque-là, quand je leur racontais ce que j’avais vécu enfant, ils me disaient toujours que j’exagérais. Là, après avoir lu le manuscrit de plusieurs centaines de pages, leur perception s’est enrichie. Ils ont mieux compris la mère – trop inquiète à leurs yeux – que je suis. Pour mon fils, c’est un cadeau inestimable d’avoir accès à cette histoire.
L’art comme soutien
Dans le livre, vous confiez que le moment le plus difficile à écrire a été celui de votre venue au monde...
Ma mère ne me parlait presque pas, mais elle disait souvent que le pire jour de sa vie, c’était celui de ma naissance. A partir de cette phrase, il a fallu visualiser la scène...
Il n’est jamais trop tard pour donner un nouveau sens au mot famille.
Il y a d’autres épisodes assez durs à lire, comme ce passage où vous racontez votre Noël enfant, seule dans la cuisine, pendant que vos parents réveillonnent juste à côté, dans leur chambre. Comment grandit-on, quand on vit ça?
Je pense que les livres m’ont sauvée. A partir de 5 ans, j’ai lu. Beaucoup. Le livres m’emmenaient dans une autre réalité, augmentée de mon imaginaire. Et j’ai la chance d’avoir une grande force vitale, ça c’est dans mon package de base (grand sourire). Adolescente, je faisais le mur, dans les livres et dans la vie. Et à 18 ans, je suis partie de la maison, pour travailler durant cinq ans au Club Med. J’y ai trouvé une autre forme de famille.
Le début d’un parcours atypique, puisque vous êtes ensuite devenue publicitaire, photographe, puis romancière...
Comme photographe, j’attrapais des moments de vie qui racontaient des histoires. Mais romancière, c’était mon rêve d’enfant, tant les livres m’ont empêchée de sombrer. Petite, je voulais devenir la Comtesse de Ségur. Ça a toujours sommeillé en moi. Et j’ai finalement réalisé mon rêve d’enfant à l’âge d’être grand-mère. C’est désormais mon métier à part entière
Reproduire ce qu’on ne connaît pas
Comment ça s’écrit, un roman?
C’est un mélange d’urgence et de patience. Le fait d’avoir été photographe m’aide sûrement beaucoup dans le processus d’écriture. Je capte des attitudes, des détails, une atmosphère. Je vois les scènes avant de les décrire avec des mots. Ça se déroule comme un film devant mes yeux et je découpe les scènes en plans-séquences. J’écris dans le calme, parfois les yeux fermés: je dicte à mon téléphone quand j’ai vraiment quelque chose qui vient des tripes. Mes doigts n’iraient pas assez vite pour retranscrire mes émotions. Mon travail, après, c’est de rendre tout ce chaos fluide à la lecture. C’est plein de métiers, écrivain. Je travaille la musique des mots, l’architecture du texte, la poésie. Et je peux revisiter quinze versions d’un chapitre avant de trouver la bonne tournure.
Vous trouvez malgré tout le temps d’être une grand-mère très présente. Comment on aime, sans exemple à suivre?
Je crois que dans tous les cas de traumatisme, il y a des gens qui reproduisent ce qu’ils ont vécu, et d’autres qui prennent une direction opposée. J’ai toujours eu envie de donner ce que je n’avais pas reçu. Pour me construire, j’ai observé des façons d’être différentes, dans les livres et les familles de mes amis. Et mes petits-enfants sont de merveilleux professeurs. Leur joie est contagieuse…
Karine Lambert
– 1958: Naissance à Bruxelles
– 1963: Apprend à lire toute seule
– 2014: L’immeuble des femmes qui ont renoncé aux hommes remporte le Prix Saga Café attribué au meilleur premier roman belge.
– 2016: Devient grand-mère
– 2024: Sixième roman Dernier bateau pour l’Amérique
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici