Rencontre avec Lisette Lombé: « C’est impossible de se dire qu’on n’aime pas la poésie »

Slameuse engagée, écrivaine, artiste scénique… Lisette Lombé a été nommée poétesse nationale 2024-2025. L’occasion de rappeler qu’il existe une infinité de formes poétiques, dans laquelle chacun peut se retrouver.

La fonction de poète national est un titre honorifique dont l’origine remonte à l’Antiquité, et dont la tradition reste vivace dans le monde anglo-saxon: en Grande-Bretagne, depuis le XVIIe siècle, un «Poet Laureate» est chargé d’écrire des poèmes pour la Cour et lors d’événement internationaux. En Belgique, le titre a été créé en 2014, et est attribué pour une durée de deux ans. Après le flamand Mustafa Kör en 2022-2023, c’est au tour de la francophone Lisette Lombé d’endosser le rôle.

Poétesse nationale… Le titre sonne un peu vieillot, non?

Ça a l’air désuet de l’extérieur, oui. Quand j’ai été nommée, un article de presse a d’ailleurs titré «Lombé pour la Nation», ça m’a un peu choquée. Puis j’ai eu une discussion avec mon père, qui m’a expliqué que ces mots ont quelque chose de positif. Il m’a dit que le Congo était son pays, et la Belgique sa patrie, le pays qui l’a accueilli, là où ses enfants sont nés. Je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas laisser ces mots –patrie, nation…– être récupérés par une rhétorique de la division, car ils peuvent aussi représenter un refuge, un endroit où créer une famille. Ça m’a donné un petit électrochoc. Comme me l’a dit Mustafa Kör, en réalité, c’est un titre hyper important. Je mets ma carrière personnelle un peu entre parenthèses, et je poigne dedans.

Justement, c’est quoi la tâche d’une poétesse nationale?

C’est une tâche où on peut faire entendre sa voix, réaliser des projets (ateliers, marrainages…), activer des subventions pour redire la place des émotions, rappeler qu’on peut faire de la poésie partout, sous une infinité de formes. Il y a aussi une fonction de représentation. Et dans les obligations, nous devons écrire tous les deux mois un texte un peu connecté avec l’actualité. Le premier était sur Gaza, le second sur les élections…

Des thèmes pas particulièrement riants, vu l’actualité morose…

Heureusement, le texte ne doit pas nécessairement être inscrit dans l’actu, il doit juste être dans l’air du temps. J’espère qu’il y en aura de positifs (sourire). J’ai des enfants, des parents vieillissants… Autant de choses qui posent la question de la transmission, donnent du sens quotidien, de la lumière. Donc il y aura peut-être des textes sur la rentrée scolaire, le droit aux vacances, à l’indolence… Mais toujours avec un aspect engagé!

Il n’y a pas de devoir de réserve?

Le cadre n’est effectivement pas le même que lorsqu’on a une parole artistique totalement libre. Mais comme le disait Angela Davis, il y a deux postures possibles face aux institutions: soit on est contre, soit on est dedans. Et personnellement, je sais que je dois aussi ma carrière artistique à l’institutionnel, aux subsides, aux bourses… Donc, même si j’ai un peu moins de liberté avec ce rôle d’ambassadrice, j’ai décidé d’y aller, de profiter de la visibilité pour y mettre ma couleur, ma patte.

Du slam, je garde l’énergie, la générosité : la poésie ne doit pas être hermétique, mais accessible, dite en langue simple.

C’est-à-dire?

Avant d’accepter, je me suis posé la question: l’institution va-t-elle me contester, m’imposer des choses? Prend-elle une personne racisée juste pour dire que…? Et puis, lorsque je me suis lancée dans ma première activité de poétesse nationale, dans mon ancienne école primaire à Jambes, j’étais quand même contente d’incarner malgré tout un multiculturalisme, une transfuge de classe, de pouvoir souligner que la poésie engagée, le slam, c’est aussi de la poésie.

Que ce soit dans vos poèmes ou vos romans, votre style est assez rythmé, intense. Cela vient du slam?

Dans le slam, un texte doit durer maximum 3 minutes, ce qui crée donc une langue très nerveuse et concise, très imagée. Les gens viennent derrière un micro –il y a ce qu’on appelle une urgence de dire– et les textes sont assez frontaux, avec beaucoup de répétitions. Il n’y a pas spécialement de rimes mais, comme c’est a capella, on recherche une musicalité dans les mots, des anaphores… De ce slam, je garde l’énergie, la générosité: la poésie ne doit pas être hermétique, mais accessible, dite en langue simple. Il y a vraiment une question de partage du texte.

Vous avez commencé votre carrière de poétesse via le slam, un peu par hasard…

Complètement, et assez tardivement, à 36 ans. En novembre 2014, en tant que prof, j’avais participé à une grosse manifestation contre les mesures d’austérité. Dans le train au retour, j’ai entendu un groupe d’hommes alcoolisés dire qu’il faudrait stériliser les étrangers. J’étais très fatiguée –un burn-out a été diagnostiqué un peu plus tard– et je me suis levée, c’est parti en bagarre verbale assez violente. Sans le savoir, c’était mon premier texte de slam. C’est l’élément fondateur du slam: se lever, prendre la parole et redire sa fierté. Quelques mois plus tard, j’ai participé à un concours, et j’ai fini deuxième. Et ma vie a changé en quelques semaines.

Ces propos racistes, c’était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase?

Cet accroc m’a reconnectée à l’adolescence et à l’enfance, à l’époque où quand on me disait «sale négresse, retourne dans ton pays», je répondais par un coup de boule. Jusqu’à ce moment, dans ma vie d’adulte, mes parents, qui sont des gens très calmes, nous avaient toujours dit de faire profil bas, de faire en sorte d’avoir des diplômes qui allaient nous protéger de tout ça. Une toile cirée: tout devait nous couler dessus.

Votre maman est namuroise, votre papa congolais…

Le fait d’être métisse fait qu’on reste étranger dans son propre pays, ramenée à la couleur de son parent qui est le plus éloigné du territoire. On vous fait le procès de ne pas être née ici, alors que ce n’est pas le cas. Mon frère disait que nous sommes un peu comme des Bounty: j’ai eu peu accès à la culture congolaise, je ne parle pas lingala, je suis en réalité beaucoup plus proche des femmes blanches diplômées, mais je porte le Congo sur mon visage.

Comment fait-on pour vivre avec ça?

Ça peut d’abord être senti comme un écartèlement. Je suis maintenant un peu plus âgée et j’ai trouvé un certain apaisement, non pas en me disant que je suis à la fois congolaise et belge, mais que j’ai une troisième identité: je ne suis pas belgo-belge et je ne ressemble pas à mes cousins de Kinshasa. Je suis, comme on dit, afropéenne. Ça croise à plein d’endroits.

Dans l’injustice de vieillir, les hommes perdent moins avec le temps qui passe.

La poésie engagée, telle que vous la pratiquez, aborde quantité de discriminations. Quid de l’une des plus répandues, l’âgisme?

Le slam est une scène jeune, mais il existe d’autre scènes en poésie. Et la thématique du temps qui passe y est parfois bien présente. Si je regarde mes amies poétesses plus âgées, et moi-même qui vais vers mes 50 ans, on retrouve beaucoup l’idée de l’injustice de vieillir, et encore plus en tant que femme. Les hommes perdent moins avec le temps qui passe: les termes «tempes grisonnantes», «patine» et «épaisseur», suivant qu’ils soient appliqués à un homme ou une femme, seront pris très différemment. Et puis je vois mes parents, mon père malade: je rentre dans la phase des questions sur la maladie, les aidants.

Tout n’est heureusement pas si sombre avec l’âge…

Non, il y a aussi de belles choses qui surviennent. Avec ma sœur, nous sommes venues à la poésie et au féminisme sur le tard, et nous nous sommes par exemple rendu compte qu’à un moment donné, les enfants peuvent aussi transmettre des choses à leurs parents. C’est un peu l’image de la cascade inversée: on peut rediffuser vers le haut ce qui a changé chez nous, notre position sur les débats de société, l’homosexualité, la transidentité, la non-binarité…

C’est sûr qu’il y a un solide bousculement entre générations à ce niveau. Vous comprenez que les générations plus anciennes soient un peu paumées?

Une amie plus âgée m’a déjà expliqué que le problème à ses yeux, c’était finalement que tout cela va trop vite. Un peu comme si elle devait faire face à une toute autre culture. Je comprends bien qu’on ne puisse pas demander à des personnes qui n’ont pas baigné là-dedans d’être au même niveau de déconstruction et qu’il faut faire preuve de pédagogie. Je suis dans un endroit hyper calme, d’un amour inconditionnel, ouvert au dialogue, là où j’étais auparavant plus enragée, intraitable. J’écris des chroniques pour un magazine [Week-end/leVif, ndlr] à la suite desquelles je reçois des mails de gens qui me posent des questions, qui sont parfois choqués par certains de mes mots, et désormais je prends le temps, calmement, de réexpliquer.

La poésie crée donc des liens. Que dire, dès lors, de propos comme ceux de Georges-Louis Bouchez, qui veut faire gouverner le pays «par des ingénieurs plutôt que par des poètes»?

Je préfère les paroles d’élévation, de rassemblement. Il aurait pu dire «on va gouverner comme des ingénieurs ET des poètes». D’autant que depuis le confinement, les ventes de poésie n’ont jamais été aussi importantes, il y a une espèce d’effervescence et de vivacité de la poésie. La beauté d’être poétesse nationale, c’est aussi de pouvoir montrer qu’il existe une infinité de formes poétiques. On est moins touché par certaines, mais ma mission, c’est d’expliquer que c’est impossible de se dire qu’on n’aime pas la poésie.

Lisette Lombé, née le 30 août 1978 à Namur
2015: Première montée sur une scène de slam, dans le cadre de l’événement Afropeans+ au Bozar. Cofondatrice de L-Slam, collectif de poétesses multiculturel et intergénérationnel.
2017: Citoyenne d’honneur de la Ville de Liège.
2020: Parution de son premier roman, Venus poetica.
2021: Prix Grenades/RTBF pour son recueil de poèmes Brûler, brûler, brûler.
2023: Parution de son deuxième roman, Eunice.
2024: Nommée poétesse nationale de Belgique pour deux ans.

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